Des grains de sel pour s'émanciper


À Mayotte, les Mamas Shingo ne sont plus que 21 à récolter le sel de manière traditionnelle.
Plus qu’une simple denrée alimentaire, ce trésor blanc possède des vertus curatives et s’inscrit dans une démarche écologique.

Dans l’espoir d’une vie meilleure

Dans le sud de Mayotte, le sel est un trésor. Depuis des siècles, il est récolté par des femmes extraordinaires, les Mamas Shingo. Ces “Mamans du sel”, en shimaoré, utilisent des techniques ancestrales et entièrement naturelles dans la mangrove de Bandrélé, “la magnifique du sud”. Leur sel est unique au monde car il ne provient pas de l’évaporation d’eau de mer mais de la cuisson au feu de bois de la saumure concentrée dans le limon qu’elles ramassent pendant la saison sèche.

Youhanidi Nadjime Madi est née à Bandrélé. À 33 ans, cette passionnée des coutumes mahoraises est “ravie” de rencontrer les grandes dames qui font la réputation de sa commune. Je les adore ces femmes, je suis fan d’elles.” Elle est l’une des rares jeunes femmes à encore s’intéresser à cette production locale dont la transmission de mère en fille semble rompue.

Aujourd’hui, les Mamas Shingo ne sont plus qu’une vingtaine à perpétuer les gestes de la tradition saline. Pourtant, leur envie de transmettre est grande. “Il faut que nous, la jeunesse mahoraise, on vienne apprendre ce savoir-faire pour qu’il ne disparaisse pas parce que nos Mamas Shingo ne seront pas là éternellement”, appelle Youhanidi.

Découvrir le sel de Bandrélé

La pionnière du sel

“On ne compte sur personne, on fait le sel et c’est ce qui nous permet d’avancer.” Ansfati Velou

Les Mamans du sel grattent le sol pour récolter le limon avec ferveur. Du matin au soir, sous un soleil de plomb, elles remplissent des cuves de cette boue salée avant de la filtrer pour obtenir un sel d’un blanc éclatant. Ansfati Velou fait partie des plus anciennes saunières de Bandrélé. “C’est mon travail, c’est ma vie”, affirme-t-elle. La “pionnière” du sel est la première à avoir eu l’idée de se fédérer autour d’une association en 1996.

Avec l’ANPCB, les Mamas Shingo assurent elles-mêmes la production, la vente et la promotion de leur précieuse récolte. Pour gagner en visibilité, elles ont même créé un écomusée du sel inauguré en 2001. La recette du succès a fonctionné puisqu’en 2022, les femmes exemplaires de Bandrélé recevaient la troisième place du Prix européen LEADER pour l’égalité femmes-hommes.

Voir le portrait des Mamas Shingo

Un trésor plein de vertus

“Aujourd’hui, le sel a une place vraiment primordiale parce qu’il permet de créer du lien.” Kamissi Ali

Au fil des années de labeur, les Mamas Shingo sont devenues de fières représentantes de la culture mahoraise. Si elles ont débuté la production de sel pour leur consommation, sa mise en vente a participé à leur reconnaissance et à leur indépendance économique. Avec la fête du sel, la mairie de Bandrélé leur a donné une vitrine. En 2023, la célébration annuelle tournait autour de la transmission. “C’est le moment de mettre en lumière ce sel, que les jeunes le voient, s’y intéressent et puissent l’acheter”, détaille Kamissi Ali, vice-présidente de l’association.

“Tombée dans le sel” à l’âge de 13 ans, Kamissi est fière de défendre les vertus de l’or blanc. “Des scientifiques ont expliqué que les personnes qui ne pouvaient pas manger salé pouvaient manger le sel de Bandrélé. Ça prouve à quel point ce sel est bénéfique.” Riche en divers oligo-éléments, sa faible teneur en chlorure de sodium convient aux régimes sans sel. Des bienfaits qui motivent les mamans quand elles doivent rester huit heures à surveiller la cuisson du sel entre chaleur écrasante et feu de bois.

L’atelier de transmission

Le temps de la transmission

“J’ai si peur au fond de moi que le sel meurt avec nous.” Ansfati Velou

La transmission est au cœur des préoccupations des dernières Mamas Shingo. “Je me dis que si les jeunes filles ne prennent pas la relève, ça va s’arrêter avec nous parce qu’à un moment, nous serons fatiguées et nous ne pourrons plus produire de sel”, explique Kamissi Ali. De son côté, Ansfati Velou milite pour “une véritable politique d’accompagnement et de financement de la part des autorités pour que cette activité deviennent un vrai métier, pour que les jeunes la considèrent comme tel.” 

La doyenne des Mamans du sel a passé le relais à sa fille Ansfane Oiziri, fervente défenseuse du sel de Bandrélé. “Cette transmission suscite un sentiment de fierté en moi et ça renforce la connexion qu’on a avec notre tradition. Ce savoir-faire est notre patrimoine, et notre patrimoine, c’est notre identité.” Youhanidi, apprentie Mamas Shingo lors de l’atelier, se sent responsable du trésor de son village. “C'est une révélation, c’est à nous aujourd’hui d’apprendre aux enfants qui arrivent”.

Le temps de la transmission
TerritoireMayotte
Habitants310 000
VilleBandrélé
Habitants10 282
Particularitéjusqu'à 5 tonnes de sel récoltées par an

Laboratoire d’idées pour demain

Des expertes de terrain

Avec le sel de Bandrélé, la tradition mahoraise associe la culture à la nature. Grâce à leurs méthodes de production traditionnelles, les Mamas Shingo ont acquis des connaissances remarquables sur la nature qui les entoure. Expertes de l’arrière-mangrove mahoraise, elles collectent le limon avec mesure favorisant son renouvellement. Leur niveau de production assez faible leur permet de se contenter d’arbres morts pour le feu servant à la longue cuisson du sel. Leur impact environnemental est mince et les savoirs qui en découlent sont précieux. 

Anliati Ahhmed Abdallah
Doctorante en géographie de l'environnement au Cufr de Mayotte et à l’UMR Prodig - Sorbonne Université, travaille sur l’importance culturelle des activités de femmes.

“Nous sommes prêtes à accueillir toutes celles qui voudront apprendre, à leur enseigner.
Nous sommes là, si vous voulez du sel, c’est à Bandrélé.” Kamissi Ali


La transmission des secrets de fabrication du sel de Bandrélé est de plus en plus rare alors même que ce savoir ancestral pourrait devenir une activité rémunératrice à très faible impact environnemental. Pourtant, grâce au travail acharné des Mamas Shingo, leur trésor blanc est en passe d’être inscrit au patrimoine culturel immatériel français.