À Mayotte, une pêche sociale et culturelle entre femmes
Au bord du lagon mahorais, les femmes se relaient pour rabattre les poissons qui leur serviront de repas dans un tissu coloré.
À l’heure de la sobriété alimentaire, si cette pratique traditionnelle tend à se raréfier, des femmes tentent de la remettre au goût du jour.
De l’alimentation au loisir
“C’est notre identité. On ne doit pas la laisser mourir. Personne ne la préservera à part nous-mêmes.” Taambati Moussa
À Mayotte, le long du lagon, ni canne ni bateau, la pêche se fait à l’aide d’une grande moustiquaire colorée : le djarifa. Et c’est une affaire de femmes. “C’est un moment pour se retrouver, cuisiner ensemble et manger ce qu’on a pêché”, raconte Taambati Moussa, adepte du djarifa à Bouéni, au sud-ouest de Mayotte. Dans toute l’île, l’agriculture et la pêche sont les bases de l’alimentation.
En petits groupes, les Mahoraises se succèdent au bord de l’eau comme l’ont fait les femmes de leur famille avant elles. Taambati a suivi sa mère, “une grande spécialiste de la mer”, très jeune. Au fil du temps, elle est devenue la gardienne du patrimoine culturel, traditionnel et culinaire de son île. Une mission de sentinelle nécessaire car les modes de vie de Mayotte ont connu une petite révolution après sa départementalisation en 2011.
De plus en plus scolarisées, les filles ont commencé à revendiquer leur place dans la société et n’ont plus forcément le temps et l’envie de se consacrer aux activités traditionnelles. La transmission des savoirs devient plus rare, les pratiques évoluent, mais Taambati ne baisse pas les bras. “C’est ma passion de valoriser les femmes, de les promouvoir, de les amener vers leur place.”
Moment de partage féminin
“J’ai ces souvenirs de ma mère et ma grand-mère qui discutaient pendant la pêche, c’est important de perpétuer cette tradition.” Youssoufa Assiati
Sur la plage de Bouéni, Youssoufa Assiati a la réputation d’être “la professionnelle de la pêche”. “Ma grande sœur et moi sommes en mer tous les jours, donc c’est normal que nous dirigions les autres.” Avec assurance, elle montre aux novices comment deux “tireuses” doivent maintenir le djarifa dans l’eau pendant qu’une troisième, “la rabatteuse”, pousse les poissons à l’intérieur. Lors de l’atelier de transmission, deux techniques ont été utilisées pour attraper les poissons.
Les femmes répètent ces gestes hérités de leur mère en bavardant avec leurs amies, leurs tantes ou leurs cousines. “C’est une bonne chose parce que les moments où je discutais avec ma grand-mère et ma mère, ce sont ces moments-là”, se souvient Youssoufa avec le sourire. Dès lors, pas question de perdre ce savoir traditionnel. “Au même titre que j’ai appris avec ma mère et ma grand-mère, ce sont des souvenirs que je lègue à ma fille. Je ne les oublierai pas, et même si elle les adapte, ça reste la tradition.”
Un moyen d’autosubsistance
“Il faut se battre, attacher notre ceinture et faire le travail, même celui des hommes.” Taambati Moussa
Eau turquoise jusqu’aux genoux, les femmes chantent pour se donner le courage de rabattre les petits poissons dans leur drap. Une fois pris au piège, le butin est trié et partagé équitablement entre les pêcheuses. Crabes, tortues et poissons juvéniles sont rejetés à la mer pour impacter au minimum l’environnement.
Ce sont les “m’hidzi”, ressemblant aux sardines, qui font la joie des Mahoraises. “On est très contentes et fières de nous quand on pêche beaucoup de poissons”, assure Taambati. Engagée depuis 30 ans dans des associations de défense du patrimoine culturel mahorais, elle fait tout pour transmettre cette pêche traditionnelle aux jeunes femmes de sa communauté. “Ce sont les femmes qui aiment les traditions, qui se battent pour avoir leur place et qui savent ce qu’elles veulent.”
Une tradition mise au goût du jour
“Quand on pêche avec le djarifa, on peut chanter, crier et se parler de tout. C’est un beau moment de femmes, de partage.” Saidina Ybtissami
Pour la génération de Taambati et Youssoufa, la pêche au djarifa est un réel moyen de subsistance et d’autonomisation qui permet aux femmes de nourrir leur famille. De leur côté, les jeunes mahoraises s’approprient cette tradition pour en créer une nouvelle version. Saidina Ybtissami garde des souvenirs d’enfance “vraiment stricts de la pêche avec les mamans, c’était la tradition totale”.
Pendant de longues années, elle a remisé le djarifa au placard mais à 37 ans, elle en a fait un de ses loisirs préférés. “Avec mes sœurs il n’y a pas de règle, c’est la liberté, c’est un moment de partage.” Saidina a donné un nouveau sens à ce savoir ancestral. “J’y vais pour la forme, c’est beaucoup de sport et c’est aussi un moment où nos mamans nous conseillent dans la vie quotidienne, conjugale. Ça nous motive et nous remonte le moral.” Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’un dicton Mahorais souligne que “là où il y a la vague, c’est la porte de sortie”.
Territoire | Mayotte |
Habitants | 310 000 |
Ville | Bouéni |
Habitants | 6 189 |
Particularité | 26 tonnes de poissons pêchées par an |
Laboratoire d’idées pour demain
Une pratique en toute sobriété
Avec la pêche au djarifa, les femmes sont devenues des expertes de la mangrove de Mayotte. Si l’impact de la pêche embarquée sur l’écosystème marin est souvent dénoncé, celui de la pratique des Mahoraises est bien moindre. Une étude du Parc naturel marin de Mayotte de 2014 affirme que la pêche au djarifa représente seulement “1% des captures halieutiques globale de l’île”. Mais aussi que les petits poissons attrapés avec la moustiquaire sont “des espèces de petite taille à l’âge adulte et ne sont donc pas des juvéniles”. Une nouvelle étude est en cours en 2023.
Anliati Ahhmed Abdallah
Doctorante en géographie de l’environnement au Cufr de Mayotte et à l’UMR Prodig – Sorbonne Université, travaille sur l’importance culturelle des activités de femmes.
“La pêche au djarifa nous valorise beaucoup. On ne veut pas perdre cette tradition magnifique de nos grands-parents. On en est très très fières.” Saidina Ybtissami
Entre tradition et modernité, la pêche au djarifa est un savoir en pleine transition. D’un besoin alimentaire, la pratique se transforme en loisir au contact des jeunes mahoraises. Au cœur de ce symbole de la culture de Mayotte, le partage et les confidences entre femmes restent bien présents.