Une pharmacie à ciel ouvert


En Nouvelle-Calédonie, des femmes transmettent pour la première fois leurs remèdes ancestraux de plantes médicinales et offrent une alternative à la pénurie du corps médical.

La crise sanitaire à l’origine du partage des savoirs des plantes

Depuis 3000 ans, les Kanaks vivent dans l’océan Pacifique sur un territoire grand comme deux fois la Corse. Lorsque les Européens débarquent en 1853, la rencontre est parfois violente. Les colons repoussent les autochtones dans les montagnes, les parquant dans des réserves. S’ensuit un long combat pour que ce peuple récupère son identité ancrée dans ses racines, son clan, sa tribu, sa terre et sa coutume. Dans cette reconquête, les femmes sont au cœur de la transmission des savoirs. 

Partagé en secret de génération en génération, de clan à clan, de famille à famille, de mère à fille, le savoir des plantes médicinales s’est perpétué sur ce territoire où plus de 3000 espèces ont été recensées. À chacune ses remèdes pour soigner les maladies du corps et de l’esprit.

Suite aux événements de mai 2024, la Nouvelle-Calédonie fait face à une crise sanitaire sans précédent avec la fermeture de plusieurs hôpitaux dans le Nord et un accès aux soins très limité, c’est pourquoi des femmes mélanésiennes ont décidé de partager publiquement leurs savoirs comme Isabelle Tyuienon de la tribu du Haut Gelima, à 170 km au nord de Nouméa. Depuis trente ans, cette femme multiplie les initiatives pour valoriser la place des  femmes kanakes et ses savoirs dans les tribus.

Les partager est aujourd’hui un acte courageux, une responsabilité, mais aussi une nécessité.

Découvrir le territoire

Un savoir vivant transmis de feuille à feuille, de génération en génération

« On partage, aux yeux du monde, aux yeux de l’humanité, pour inciter, les familles à transmettre. » Isabelle Tyuienon

Tontine a attendu ses 80 ans pour partager à sa nièce Isabelle. Elle a été choisie à cause de ses actions de sensibilisation et de prévention. Elle va recevoir le savoir d’un remède à administrer au bébé à la sortie de la maternité. Ce matin-là, elle est accompagnée de sa petite-fille et de sa nièce dans la forêt, elles observent chaque plante jusqu’à découvrir la liane curative. Ce savoir elle l’a reçu de sa mère. Une transmission de mère à fille et elle se souvient encore de toutes ces femmes qui venaient voir son arrière-grand-mère pour avoir un remède “contre les maladies très graves comme le cancer ». Aujourd’hui,elle regrette que « certains remèdes soient partis avec elle ». Mais elle est heureuse que ce précieux héritage se poursuive jusqu’aux petites filles. Soucy, la fille d’Isabelle, se réjouit elle aussi de ce moment de transmission intergénérationnelle” à mon tour de partager” conclut-elle.

Un savoir vivant

La cueillette, moment de savoirs partagés

“Merci à nos grand-mères pour la transmission des différentes plantes médicinales.” Soucy

La cueillette des plantes est aussi un cours pratique, de transmission et de partage de savoirs entre femmes, où Isabelle convie ses deux filles Soucy et Halima. 

Aux côtés de l’hibiscus, la plante maîtresse, plusieurs espèces locales jouent un rôle central dans les soins mère enfant comme la plante poilue facile à reconnaître « car elle pousse au bord de la rivière ». Macérée selon des consignes strictes, cette plante administrée aux bébés à partir de trois mois est d’une grande efficacité contre la toux. Plus loin, dans un talus, une plante en forme de pattes de poule attire la femme de savoirs. C’est une variété de papyrus qui est réputée pour être la « plante de l’échographie naturelle » et permet de savoir si la femme enceinte attend une fille ou un garçon !

Soucy est fière de sa fille, de 3 ans et demi, qui à la moindre écorchure « va prendre une feuille, la mâcher et puis se la mettre sur la petite blessure ». La bétadine naturelle !

“La leçon est bien apprise !” souligne Isabelle et ce savoir  va s’enrichir tout au cours de la vie. « J’ai 65 ans aujourd’hui et je continue à apprendre et vous aussi. »

Découvrir la cueillette

Revenir aux sources : la maison natale

« J’y reviens pour prendre des forces et c’est toujours plein d’émotion » Isabelle Tyuienon

Quand une femme kanak se marie, elle s’installe définitivement dans la tribu de son mari, dans son clan, dans  sa maison. Pourtant, Isabelle revient souvent dans sa maison natale pour s’y ressourcer, elle y reprend des forces, pour pouvoir se préparer encore à ce qui l’attend » le lendemain. Elle y retrouve sa sœur Ghislaine, elle aussi femme de savoirs, des plantes médicinales pour les adultes. Ghislaine et Isabelle ont reçu tout ce savoir par leurs grands-mères. Isabelle se souvient qu’il fallait suivre les indications précises de leurs aînées, aller chercher les espèces nécessaires dans les branches, la forêt ou le jardin comme par exemple l’hibiscus ou le trèfle à quatre feuilles. Il fallait préserver les plantes, les cueillir « sans les arracher » parce qu’une autre femme en aurait sans doute « besoin pour faire ses médicaments ». Par cette observation et cette transmission orale rigoureuse, les deux sœurs mémorisaient leurs usages, intégrant les gestes et les interdits liés à leur récolte.

Aujourd’hui, Ghislaine est heureuse de partager « tous les savoir-faire que ses anciens lui ont inculqués ». Elle honore cette transmission en repartageant ce savoir auprès des nouvelles générations avec « respect, humilité envers ceux qui sont partis ».

Retour à la maison natale

Atelier de transmission : passerelles de savoirs

« C’est une mission pour moi de transmettre” Isabelle Tyuienon

Dès décembre 2024, suite aux événements, Isabelle organise les premiers ateliers de transmission pour les femmes de sa paroisse, puis c’est le temps des jeunes générations qui souvent n’ont pas eu accès à cette connaissance orale. Depuis, son devoir est de partager ses connaissances des soins mère-enfant et de ne pas les laisser tomber dans l’oubli. Parmi les jeunes filles présentes à l’atelier, Suzie qui n’a pas reçu ce savoir dans sa famille maternelle. Aujourd’hui, quand Suzie revient dans sa tribu  à Ouvéa, dans l’archipel des îles Loyauté, elle « montre, à son tour, aux jeunes mamans ces remèdes”

Soucy et Halima, les filles d’Isabelle savent qu’elles vont assurer la continuité de la transmission de ces savoirs du clan de leur mère. A la fin de l’atelier, elles remercient avec émotion les deux femmes de savoirs, mais aussi « ses sœurs » et « les différentes plantes ».  

Isabelle de conclure « aujourd’hui je sais que mes savoirs sont sauvés ».

Les gardiennes des savoirs
TerritoireNouvelle-Calédonie
Habitants de l’archipel264 596
CommuneCanala (Province Nord)
Habitants 3 911
Particularité3 973 plantes médicinales

Laboratoire d’idées pour demain

Vers une médecine intégrative

Cynthia Sinyeue est docteur en chimie organique. Sa vocation, elle l’a doit à ses grands-mères de Lifou, des guérisseuses qui lui ont fait découvrir ce monde secret des plantes médicinales. Un savoir médicinal empirique qu’elle a voulu confirmer par la science. Aujourd’hui, certaines plantes sont reconnues scientifiquement pour leurs bienfaits comme le Métier, les feuilles de Corossol, Faux Tabac.  Elle prépare d’ailleurs un livre sur la pharmacopée locale et nous invite à découvrir cette médecine traditionnelle et à réfléchir à un autre système de soins.

Cynthia Sinyeue
Docteur en chimie organique

« Continuez la transmission, soyez fières d’être des femmes Kanak. » Isabelle Tyuienon


En Nouvelle-Calédonie, des femmes osent lever le secret des plantes médicinales pour mieux soigner la population. Au-delà de la transmission, il s’agit aussi pour Isabelle Tyuienon d’émancipation de la femme en tribu qui devient plus autonome grâce à la valorisation des savoirs traditionnels, aussi bien dans les soins par les plantes médicinales que dans leur alimentation.